C’est pénible depuis le réveil. Avant qu’on ouvre les yeux, on a déjà envie que ce soit le soir. Tout est « trop » ou « pas assez ». Tout est irritant. On a encore de l’espoir que quelque chose de bien va nous arriver, mais cet espoir se dissipe avec les heures qui passent.
On n’a aucune prise. Ni sur les évènements, ni sur notre manière de les vivre.
Ça arrive. Cet état dépressif (ou, pour Evagre le Pontique, le démon de l’acédie), passager ou bien installé, peut avoir des gosses touffes des racines diverses, certaines épaisses et bien visibles, d’autres imperceptibles, fines telles les toiles d’araignée mais pas moins solides pour autant.
Je vous propose l’exercice de démêlage de ces racines. Notre objectif ne sera pas de les contempler, de s’apitoyer ou de s’attendrir. Ce sera de voir exactement quels substances y passent, pour pouvoir décider, et toute liberté, qu’est-ce qui est juste pour nous d’en faire.
Tout d’abord, une belle racine qui porte le gracieux nom d’impuissance apprise. Sans la définir, puisque Wikipédia l’a déjà très bien faite. Et on ne va pas s’occuper de sa totalité, mais seulement d’un petit bout. Celui qui concerne l’interaction entre un enfant et un parent déprimogène.
Voilà une version parmi mille du déroulement de l’histoire, autrement comment cette racine pousse, prend place et « nourrit » la « plante » que nous sommes :
1) Pendant la période où le caractère de l’enfant se forge, on lui fait comprendre, systématiquement, qu’il n’est pas suffisant pour rendre un parent heureux, ou au moins - moins malheureux.
(Il arrive que cela se joue entre l’enfant et les deux parents, mais dans mon expérience il s’agit plus souvent d’un parent activement malheureux, critique ou insatisfait, alors que l’autre reste absent ou passif. Je choisis donc de parler au singulier.)
(Il arrive également que le parent chroniquement insatisfait a d’autres petites spécialités – par exemple il fait honte. Mon fils, par exemple, ne supportait pas quand je me mettais à discuter avec les militants pour des bonnes causes dans la rue, en leur annonçant que leur lutte est erronée, ou quand j’aspirais à des bonnes grâces de certains milieux, en devenant mielleuse et artificielle. Il avait mille fois raison. Bien sûr – je me console – il y a pire – certains enfants sont obligés d’aller chercher les parents alcoolisés dans les bistrots ou subir publiquement leur violence. Ou que sais-je.)
2) L’enfant, pendant bien longtemps, ne perd pas l’espoir, puisque un de ses « logiciels de base » est de réparer ses parents, ou au moins de correspondre à leurs attentes.
3) En vain. Le parent reste mordicus malheureux. Les résultats les plus brillants de l’enfant sont accueillis par un « tu aurais pu faire mieux », accompagné d’un lourd soupir, ou par simple indifférence. Le parent s’obstine à afficher son état d’éternelle insatisfaction et l’enfant, d’une manière ou d’une autre, se prend pour responsable.
4) Arrive le moment où l’enfant n’a plus de force de lutter et il prend ses distances. Affectivement ou physiquement. Et c’est là que cela commence à être intéressant. Car bien évidemment, l’éloignement géographique ou émotionnel ne règle rien. L’enfant, devenu adolescent ou adulte, garde son identité construite de toutes les secondes de son passé. Le parent, d’une manière ou d’une autre, continue d’habiter son cœur. L’enfant peut étouffer les souvenirs douloureux, mais pas s’en déconditionner. Cela ressemble un peu à la situation d’une blonde (pardon ! J’en suis aussi une!) qui roule dans une voiture avec le pot d’échappement détaché et la radio allumée. La musique est parasité par un bruit pénible. Le fait qu’on monte le volume ne répare pas le pot.
5) Ces souvenirs, que l’enfant adulte prend soin d’oublier, continuent de conditionner son attitude. La peur de décevoir n’est jamais loin. L’enthousiasme, si. La proportion entre les deux est inversée. Les ailes sont coupées, les bras et le cœur lourds. Instinctivement, la personne se met à chercher quelqu’un de plus fort, qui pourrait la soutenir et la protéger. Elle peut développer des stratégies époustouflantes pour y arriver.
6) Mais pas tout de suite. Tout d’abord elle adapte le même comportement que son parent insatisfait avait envers elle : elle cherche à se remplir des forces vitales des gens qu’elle rencontre sur son chemin, tout comme son parent se remplissait des siennes. (Les différents médias psychologisantes adorent s’étaler sur ce mécanisme, en l’occultant sous le vocable de « vampire énergétique », ou, dans le stade plus avancé, de « pervers narcissique ». Une quantité massive de blabla a déjà été écrit là-dessus et la confusion y est magistrale.)
Heureusement cela ne marche pas à tous les coups : l’adulte en face de notre personnage ne fonctionne pas tout à fait comme l’enfant face à son parent dysfonctionnel. Notre chercheur d’affection affronte une frustration, jamais articulée avec les mots adéquates qui seraient : « comment il/elle ose me refuser d’exister uniquement pour moi, alors que moi j’ai fait ça pour mon parent ». Dans le logiciel de la personne, à ce stade, le seul comportement normal de son partenaire serait de la subir de la même manière qu’elle a subi son parent. La frustration est grande, les premières couches de colère et de tristesse liées aux relations d’adultes se déposent dans le cœur de notre personnage.
7) L’histoire se répète dans ses nombreuses variantes, en se soldant toujours par un échec, puisque l’attitude de notre personnage reste le même : « REMPLIS-MOI ». Sinon tu es un/une méchant/e. Les couches de colère, tristesse et d’impuissance successives se déposent. Puisque on a tout donné à la maman / au papa, et on n’arrive pas à se faire remplir par une victime trouvé sur le chemin de notre vie, on se sent vide et sans forces pour entreprendre notre vie. Puisque on est sans forces, on n’avance pas. Et la prophétie de notre parent : « tu n’arriveras jamais à rien » se réalise, on en a des preuves tous les jours.
8) Maintenant, l’impuissance est bien apprise et solidement installée. Ses conséquences physiologiques commencent à se faire sentir. Le sentiment d’injustice (« pourquoi on n’est pas gentil avec moi, alors que moi je le suis tellement ») se transforme en colère sourde (« puisque c’est comme ça, je ne les aime pas »). On n’a pas les outils de parler de cette colère (puisque au fond tout est de notre faute, c’est nous les incapables, faibles, ridicules, bons à rien). Coincé entre l’impuissance et son autre versant qui s’exprime dans les fantasmes cachés de la toute-puissance, on « avale notre colère » au sens propre. Le corps, selon les nuances de chaque situation, choisit sa stratégie. Soit cette colère nous « reste sur le foie » et « on se fait de la bile » en excès jusqu’à l’ablation du vésicule, soit on mange à l’excès pour combler le vide (l’alcool, la drogue et les cigarettes peuvent aussi faire l’affaire), soit on autorise les autres de nous parasiter, en affaiblissant notre système digestif et en autorisant des vrais parasites s’installer dans notre intestin, soit on s’installe passivement devant la télé et on laisse toutes les fonctions physiologiques se dégrader petit à petit. En général, on fait son cocktail personnel de plusieurs ingrédients pour, à terme, se retrouver en forme physique aussi médiocre que la forme psychique et avaler plein de pilules de couleurs diverses.
9) Et c’est un excellent moment pour regarder ce qui se passe. Bien fracassés, avec la nuque douloureuse, le taux d’acidité élevé, le souffle court et le surpoids, nous sommes mûrs pour nous dire « je ne veux plus avoir des nausées quand je vais au travail, les mains moites quand mon chef me parle, me disputer avec mon conjoint pour toujours les mêmes futilités, chercher compulsivement une clope quand ma mère m’appelle et ne pas pouvoir dormir sans un demi litron de rouge ». Il y a un avantage majeur à cet état : il nous permet de regarder notre parent non plus comme un monstre qui a essayé de nous dévorer et qui continue de nous tenir sous un puissant chantage affectif, mais comme une personne avec ses fragilités et manques, qui n’a pas réussi à affronter certains de ses propres démons. Et puisque maintenant nous avons les nôtres et nous les palpons (ou ils nous palpent) tous les jours, on est armée pour mettre en place la stratégie à 4 points pour ne plus nous intoxiquer par ce qui nous vient par notre racine d’impuissance apprise.
Il s’agit de regarder : - Ce que notre parent a à régler avec lui-même, - Ce que nous avons à régler avec notre parent, - Ce que nous avons à régler avec nous-même, - Et enfin, quand le terrain est débroussaillé – si notre parent a quelque chose à régler avec nous.
Attention : avant de s’y aventurer, il faut prendre conscience que les émotions qui nous habitent (et qui nous construisent) sont bien dodues et puissantes (nous les avons nourries et les laissées faire comme elles voulaient jusque-là), et notre appareil cognitif n’est pas du tout entrainé pour cet exercice. Soyons préparés au fait que cette partie émotionnelle dodue tentera de nous balancer contre les murs, manger compulsivement des bonbons, regarder Facebook et nous figer dans la position de la victime impuissante, malheureuse et bouffie de rancunes. Et bien sûr, elle nous poussera à être bien revanchard envers le parent que nous tenterons de regarder.
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