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  • Photo du rédacteurEwa Staub

"Il faut être positif"


Ma marraine est une femme extraordinaire. Je ne peux malheureusement rien raconter sur sa vie sans prendre le risque de passer pour une mythomane. Mais elle existe, vraiment. Elle vit en Pologne et en 2007 elle habitait Gdansk et roulait avec une petite voiture blanche dont j’ai oublié la marque.


C’est là que nous sommes venus la voir et visiter le bord de la Baltique avec elle. Elle nous a mis dans sa petite voiture et l’aventure a commencé. Ça a consisté, en gros, à faire quelques kilomètres, chercher frénétiquement un endroit où se parquer, sortir de la voiture, ouvrir le réservoir d’essence et vérifier le niveau. Soupirer avec soulagement, se remettre en voiture, refaire quelques kilomètres et ainsi de suite.

L’indicateur de niveau de carburant sur le tableau de bord ne fonctionnait pas. L’aguille restait mordicus sur le plein, tout en haut. Ce qui faisait très sévèrement flipper ma marraine ; ce qui à mon tour me rendait folle et ce qui à son tour angoissait puissamment mon ami, seul dans un pays étranger et étrange, laissé en proie à deux frapadingues qui émettait les sons bizarres. Un jeu de domino comme on en fait tellement.


Finalement, le périple terminé, la voiture est allée au garage et, pour notre plus grand bonheur, s’est transformée d’une incorrigible optimiste en une banale réaliste.

Depuis, avec mon ami, quand l’un voit que l’autre se met à afficher un enthousiasme peu adéquat en un peu gênant (par exemple, quand on met un paquet pour mettre une « bonne ambiance » à une soirée), l’autre lui demande discrètement de vérifier le niveau de carburant. Et ça va tout de suite mieux.


Je parie que vous avez tous été dans la situation où il fallait gérer quelque chose de triste et compliqué. Et que vous aviez à vos côtés un ami bienveillant qui vous disait « t’en fais pas, ça va aller, il faut rester positif ». Et c’est très bien, ça met du baume au cœur.

Les choses se gâtent au moment où nous nous mettons à croire qu’il suffit de rester positif pour que notre problème disparaisse. Non, il ne disparaîtra pas, c’est juste nous qui aurons l’air bête en affichant un sourire moitié candide moitié crispé en pleine situation de crise.

Illustrons la chose en prenant quelqu’un, on va l’appeler Ramon, qui vient d’apprendre qu’il est viré de son entreprise ; en revenant à la maison il s’est pris un radar, et une fois sur place il a trouvé deux lettres sur la table – une de sa femme qui lui annonce qu’elle le quitte, et l’autre de son médecin, annonçant les résultats de ses analyse franchement mauvaises.

Ben… finalement ça fait beaucoup. Laissons tomber l’épouse et le médecin. Puis le radar.

Ramon, donc, il vient de voir le responsable RH de son entreprise et il doit vider son bureau. Imaginons les trois scénarios : Ramon « négatif », Ramon « positif » et Ramon… disons équilibré. Ou sain d’esprit.


Ramon le Négatif :


La nouvelle lui tombe dessus comme une pierre tombale. Le responsable RH a tout de Rudolf Franz Höss, prêt à le pousser dans une chambre à gaz. La porte de bureau des RH se ferme derrière Ramon avec le bruit de guillotine. Le carton, dans lequel il met ses affaires, a tout d’un trou d’où se déverse le désespoir noir comme du goudron. Il traverse les bureaux sous le regard fuyant de ses (ex !) collègues et bien sûr il trébuche sur la moquette, faisant tomber les affaires de l’affreux carton.

Une fois à la maison, sur son canapé, sous sa couette, la tête dans son coussin, il essaie de mesurer l’étendue de son malheur mais c’est trop dur. Il se noie dedans. Depuis sa fosse des Mariannes, entouré des Grimpoteuthis et Mitsukurinas, il ne peut que ressasser la gratuite méchanceté des autres et se balancer entre la compassion envers soi-même et le dégout de sa propre nullité.

Oui. Ramon le Négatif aurait peut-être besoin d’un ami qui lui conseillerait de rester positif.


Ramon le Positif :


Oh yeah ! Il accueille l’annonce du licenciement avec tout son splendide. Même avec de la dynamite, on ne décollerait pas le sourire de ses lèvres. Enthousiaste, il serre la main du responsable RH.

(Juste ciel ! Je le vois donner une grosse tape amicale sur l’omoplate du RH et de lui dire d’une voix enjouée : « allez mon vieux, sans rancune ! » ) Maintenant, il traverse les bureaux, la tête haute, le torse bombé, l’œil vif, le carton des affaires tel le trophée entre ses bras puissants.


C’est flippant.


Ses collègues poussent un soupir de soulagement quand la porte se ferme derrière Ramon.

Alors qu’il roule vers chez lui, il se repasse le film de son travail dans la tête et rigole jovialement en pensant à la grosse perte dont tout le monde prendra conscience au bout de deux jours de son absence. (Oui, Ramon le Positif est aussi un brin narcissique.) Il visualise déjà son nouveau poste.

(Si notre Ramon joue dans la ligue A du positivisme, il se confectionnera un « vision board » et – « pour aider l’Univers à lui envoyer de l’énergie positive » - il passera du temps assis devant, à le contempler, dans une position de yoga conseillée par un magazine de bien-être pour « mieux déployer son potentiel ».

Le temps passera. Ramon aura les crampes au visage (sourire pas décollé) et un peu partout, selon la position de yoga adoptée. Les factures s’empileront sur la table, juste à côté des réponses négatives à ses postulations.

La meilleure chose qui peut arriver à Ramon à ce stade, c’est de retrouver le chemin vers l’authentique… qui passera inéluctablement par son alter-ego, Ramon le Négatif.


Ramon l’équilibré :


Au moment du licenciement il va réussir, avec plus ou moins de peine, de ne pas se couper de lui-même et il réalisera que ce qui lui arrive est plutôt pénible et qu’il lui va falloir du courage pour accuser le coup. Contrairement aux deux Ramons précédents :

- Il ne décrètera pas que sa situation est désespérée,

- Il ne tombera pas dans le déni et dans le faux-self.

Il mettra ses affaires dans le carton, pensera à l’humiliation que sera la traversée des bureaux sous les regards des collègues, soupirera et se dirigera vers la porte.

Une fois à la maison, il n’est pas exclu qu’il prenne un verre de scotch. Ou deux, selon le poste qu’il vient de perdre.

Ensuite il prendra une douche.

Après la douche, il commencera le nouveau chapitre de sa vie.


Résumons :


Ramon le Négatif n’a aucune confiance en lui. Quelqu’un qui ne se fait pas confiance peut être comparé à quelqu’un qui n’a pas pu développer de squelette et qui tient uniquement à force de ses muscles.

(Jordan Peterson en fait une description rigoureuse, et nous on va juste dire que c’est quelqu’un qui n’a pas affronté son dossier de l’impuissance apprise.)

Quand on tient uniquement à force de ses muscles, il est naturel que tout impact, autre que le souffle d’air, nous mettra à terre. (C’est déjà étonnant que nous avons créé un monde suffisamment douillet pour que les personnes à qui on a broyé le squelette dans leur tendre enfance, ou à qui on n’a tout bonnement pas donné l’autorisation de construire le système osseux, puissent, tant bien que mal, y survivre.)


Cela ne sert à rien de dire à Ramon le Négatif, quand il est à terre, « il faut que tu sois plus positif ». On peut aussi bien lui dire « sois un oiseau » ou « marche sur le plafond ».


Ce dont Ramon le Négatif a besoin, c’est d’être mis, provisoirement, à l’abri, idéalement avec quelqu’un suffisamment bienveillant pour qu’il consente à prendre conscience de son état réel et de décider par lui-même de développer son système osseux. Avec toute la douleur et la peur que cela implique.

Si ce n’est pas le cas, c’est-à-dire si Ramon le Négatif ne trouve pas la possibilité de le faire, il a deux voies : la première c’est la dépression. La deuxième est pire : c’est la construction d’un exosquelette.


Ramon le Positif c’est Ramon le Négatif enfermé dans un exosquelette du positivisme.




Alors que, sous le coup dur, Ramon le Négatif tombe à terre, Ramon le positif semble accuser le coup avec tout son splendide. Mais ce n’est pas le cas : l’information que le Négatif prend en plein fouet, le Positif ne la reçoit tout simplement pas. Elle fait le ricochet sur sa coquille. Ce que nous prenons pour l’accusé de réception, c’est juste le bruit de rebondissement.

Aucun des deux ne peut métaboliser l’information de licenciement. Le négatif, parce qu’il n’en n’a pas les moyens (il ne peut être que dans l’émotion), et le Positif, parce que non seulement il n’en n’a pas les moyens, mais en plus il s’est coupé de possibilité de comprendre ce qui lui arrive.

Alors que le cheminement du Négatif vers la vie serait juste lui donner les moyens de se construire, avec le Positif c’est nettement plus laborieux : avant de lui proposer la construction de l’endosquelette, il est nécessaire de le sortir de sa coquille.


Et vous avez déjà deviné qu’il se défendra de toutes ses forces. Parce qu’à l’intérieur de sa coquille du splendide, d’habitude se cache l’être d’aussi fragile qu’un embryon. Et le cheminement du faux splendide vers la réelle fragilité est douloureuse, truffée de peurs paniques de d’humiliations.

Et malheureusement nécessaire.


Voici pourquoi – s’il vous plaît, ne me dites pas qu’il faut être positif. Ça court-circuite toute possibilité de réfléchir. Ça met en confusion. Ça coupe tout moyen d’évaluer la situation.

Ça fige l’aiguille de l’indicateur du carburant tout en haut et ampute la possibilité de mesurer jusqu’où nous pouvons aller sans faire le plein.


Et ça fait flipper ma marraine.

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