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Lettres de Screwtape. Préface

Dernière mise à jour : 19 mai 2023


La Tactique du diable (titre français des Lettres de Screwtape) de Clive Staples Lewis (plus connu pour ses Chroniques de Narnia et pour son amitié avec J.R.R Tolkien), est un de ces livres dont la lecture divise la vie en l'avant et l'après. Il me permet d'abandonner mes métaphores maladroites et explications laborieuses et, dans nombreuses circonstances, aller directement au but. C'est aussi une grande satisfaction d'entendre, de la part des personnes qui l'ont lu, des remerciements de le leur avoir conseillé et des confirmations que prendre le temps de le lire en valait très largement la peine. La traduction française a été, malheureusement, amputée de la préface de l'auteur. Je me permets de la mettre ici à disposition.


Lettres de Screwtape (en français Tactique du diable)


Préface à la première édition


Je n’ai pas l’intention de raconter de quelle manière les lettres que je mets ici à disposition du public sont tombées entre mes mains. En ce qui concerne le concept du diable, notre génération peut tomber dans deux pièges opposés, l’un aussi grand que l’autre. Le premier piège est la conviction que les diables et démons n’existent pas. Le deuxième, c’est aussi bien la croyance qu’ils existent que l’intérêt malsain qu’on leur porte. Les diables, quant à eux, sont aussi satisfaits de la première erreur que de la deuxième. Ils accueilleront avec le même enthousiasme un matérialiste qu’un féru de magie ésotérique.

La manière de s’exprimer utilisée dans cette correspondance est simple et facilement compréhensible par chacun. Ceci dit, les personnes instables qui pourraient en faire un mauvais usage ne devraient pas prendre connaissance de ces Lettres.


Je conseille aux lecteurs de ne pas oublier que le diable est un menteur. Il est évident que ce que dit Screwtape n’est pas toujours vrai, même selon son propre point de vue. Je n’ai pas essayé d’identifier les personnages mentionnés dans les lettres, mais il me semble peu probable que les portraits, par exemple de la mère du protégé, soient parfaitement fidèles. Il existe des jugements fondés sur les désirs, en enfer comme sur Terre.

Pour finir, je souhaite ajouter que je n’ai pas tenté d’établir la chronologie de la correspondance. Il s’avère que la lettre numéro 17 a été écrite avant l’introduction des restrictions alimentaires. Mais en général, la manière diabolique de vivre le temps semble n’avoir aucun rapport avec la manière terrestre et donc j’ai renoncé à la reconstituer. L’histoire de la guerre en Europe n’avait visiblement aucun intérêt pour Screwtape, mis à part les évènements qui concernaient directement l’état spirituel de l’individu visé.


Magdalene College, 5 juillet 1941


Préface à la vingt-quatrième édition


Les Lettres de Screwtape ont été publiées durant la Deuxième Guerre Mondiale, dans le périodique « The Guardian » (qui n’existe plus aujourd’hui). J’espère que ce ne sont pas elles qui ont précipité la fin de ce périodique, mais je sais qu’elles lui ont fait perdre un des abonnés. Un homme d’Eglise du pays a adressé à la rédaction la lettre où il a annoncé qu’il se désabonnait, en expliquant sa décision par le fait que « la plupart des conseils donnés dans ces lettres lui semblaient non seulement erronées, mais résolument diaboliques ».

Mais dans la globalité les Lettres ont rencontré un accueil dont je n’aurais pas pu rêver. Les critiques étaient soit enthousiastes, soit porteuses de cette intense colère qui fait comprendre à l’auteur qu’il a touché dans le mille. Le nombre d’exemplaires vendus a été dès le début – selon mes critères – énorme et il reste stable.


Il est certain que le succès des ventes ne correspond pas toujours à ce que l’auteur attend exactement. Si l’on déduisait la popularité et fréquence de la lecture de la Bible en se basant sur la quantité d’exemplaires vendus, on pourrait en tirer des conclusions fort erronées. Il en est de même – toutes proportions gardées – avec les Lettres de Screwtape. C’est le genre de livre qu’on offre à ses filleuls, le genre de lecture qui est lue à voix haute durant les journées de recueillement. C’est même, comme je l’ai observé avec un sourire amer, le genre de lecture qui gravite vers les chambres d’amis, pour y mener une existence paisible à côté d’ouvrages comme Le guide du bricoleur, John Inglesant ou La vie des abeilles. Parfois, mon livre est acheté pour des raisons encore plus humiliantes. Une de mes amies a observé qu’une jeune stagiaire, qui lui servait la bouillotte à l’hôpital, lisait les Lettres de Screwtape. Elle a également découvert pourquoi. « Vous voyez – lui a dit la stagiaire – nous avons été prévenues que pendant les examens, après les questions pratiques et théoriques, les sœurs supérieures et autres personnes nous demandent quels sont nos centres d’intérêt dans la vie privée. Et le mieux, c’est de dire qu’on a lu quelque chose. Alors ils nous ont donné la liste de dix livres environ, qui passent pour de bons livres, et ils ont dit que nous devrions lire au moins un livre de la liste. » « Et toi, tu as choisi les Lettres de Screwtape ? » « Oui, bien sûr. C’était le moins long de tous ».


Malgré tous ces cas anecdotiques, le livre a eu le nombre suffisant de vrais lecteurs pour qu’il vaille la peine de répondre à certaines questions que les Lettres ont fait apparaitre dans leurs esprits. La question la plus souvent posée est : est-ce que je « crois vraiment en Diable ».

Pour répondre : si par l’expression « Diable » nous entendons la force opposée à Dieu et, tout comme Dieu, autonome et absolu dès le début des Temps, la réponse est de toute évidence « Non ». En dehors de Dieu, il n’existe aucun être / unité / créature, qui n’aurait pas été créée. Il n’existe rien qui soit l’opposé ou l’antonyme de Dieu. Aucune créature ne peut atteindre l’état du « mal parfait » en opposition symétrique au parfait Bien / Amour Divin ; car si l’on enlevait au Mal toutes ses aspects « bons » (l’intelligence, la mémoire, l’énergie et l’existence elle-même), il n’en resterait rien.


La question posée correctement est la suivante : est-ce que je crois aux diables. Oui, j’y crois. C’est-à-dire, je crois en existence des Anges et je crois que certains d’entre eux, par abus de leur libre arbitre, sont devenus les ennemis de leur Créateur et par conséquence nos ennemis. Ces anges-là, nous pouvons les nommer les diables. Leur nature n’est pas différente de celle des bons anges, sauf qu’elle est dépravée. Le diable est l’antonyme de l’ange uniquement dans le sens dans lequel l’Homme Mauvais est à l’opposé de l’Homme Bon. Satan, le chef des diables ou leur dictateur, n’est pas en opposition à Dieu, mais à l’Archange Michel.


Je n’y crois pas dans le sens que cela ferait partie de ma foi, mais dans le sens que cela fait partie de mes convictions. Ma religion ne tomberait pas en ruines si cette conviction s’avérait fausse. Tant que cela ne se produit pas – et il serait vain de chercher les preuves de cette fausseté – je garde mes convictions, car il me semble qu’elles permettent d’expliquer un certain nombre de faits. Elles sont en accord avec l’interprétation classique de la Bible, avec la tradition chrétienne et avec la vision spirituelle de la plupart des hommes à travers les temps. Elles ne sont pas non plus en contradiction avec quoi que ce soit qui serait prouvé par une science quelconque.


Il devrait être superflu – mais cela ne l’est peut-être pas – d’ajouter que la croyance envers les anges – bons ou mauvais – n’est pas synonyme de la croyance en ces anges, tels qu’on les présente dans l’art et la littérature. On présente les diables avec des ailes de chauve-souris et les anges avec des ailes d’oiseaux, non pas pour faire croire à quiconque que la dépravation morale pourrait faire transformer les plumes en membrane, mais parce que la plupart des gens préfèrent les oiseaux aux chauve-souris. Et globalement on leur attribue les ailes pour suggérer les hauts vols de leur énergie intellectuelle. On leur donne l’apparence humaine car l’Homme est la seule créature pensante que nous connaissions. Les êtres hiérarchiquement supérieurs à nous, immatériels ou arborant une apparence inaccessible à notre perception, doivent être représentés symboliquement, si l’on veut avoir une chance de les représenter tout court.


Ces figures sont symboliques et elles étaient toujours considérées comme telles par les gens pensants. Les Grecs ne croyaient pas que leurs dieux ressemblent aux humains aux formes parfaites tels que représentés par les sculpteurs. Dans leur poésie, le dieu qui souhaite apparaître à un mortel prend momentanément l’apparence semblable à celle des humains. La théologie chrétienne a repris cette méthodologie et presque toujours elle présentait les apparitions des anges de la même manière. Ce sont seulement les ignorants – comme le dit Pseudo-Denys l'Aréopagite au Ve siècle. – qui pensent que les esprits sont réellement des humains ailés.


Dans les arts plastiques ces symboles ont été soumis à une dégénérescence graduelle. Les visages et les postures des anges chez Fra Angelico portent en eux la paix et la sérénité céleste. Viennent ensuite les chérubins nus et joufflus de Raphaël. Et pour finir nous avons droit aux figures filiformes, androgynes, délicates et consolatrices des anges de l’art du XIX siècle, avec des traits si féminins qu’il n’y a que l’ennui mortel qui les protège de la volupté. Ces anges ressemblent à des courtisanes frigides de la cour céleste se réunissant pour un petit thé. C’est une représentation symbolique clairement destructrice. Dans la Bible, l’apparition d’un ange est toujours quelque chose d’intense et d’effrayant, qui l’amène à commencer par les mots « N’aie pas peur ». L’ange victorien donne l’impression de vouloir dire « ne t’inquiète pas, ça va aller ».


Les symboles littéraires constituent un danger encore plus grand, car leur côté symbolique est moins facilement déchiffrable. Les meilleurs anges sont présentés par Dante. Devant eux, nous nous figeons d’effroi. Les diables de Dante sont représentés dans leur furie, leur méchanceté, leur intempérance – comme le dit à juste titre John Ruskin – de manière beaucoup plus intense et certainement plus proche de la réalité, que ceux que nous rencontrons chez John Milton. Les diables de Milton, par leur coté majestueux et poétique, ont fait énormément de mal et ses anges doivent beaucoup trop à Homère et à Raphaël. Mais l’image véritablement dévastatrice du diable est celle de Méphistophélès de Goethe.

C’est Faust, et non pas Méphistophélès, qui manifeste une concentration sur soi, une vigilance sans réserve et sans sourire, ce qui est le typique de l’enfer. Méphistophélès, plein d’humour, civilisé et flexible, a renforcé la conviction selon laquelle le mal aurait une valeur libératrice.

Le simple humain doit tâcher d’éviter l’erreur qui est arrivée à un auteur éminent comme Goethe, et pour cela j’ai décidé que ma propre symbolique ne devait pas tomber dans cette erreur. Car l’humour amène le sens de la proportion et de la mesure, et il permet de se regarder avec distance. Quoi que nous attribuions aux êtres démoniaques qui ont péché par orgueil, c’est précisément l’humour et tout ce qu’il engendre que nous ne devrions en aucun cas leur attribuer. Satan – comme le dit Gilbert Keith Chesterton – est tombé sous le poids de sa propre importance. Nous devons représenter l’enfer avant tout comme un état où chacun est continuellement préoccupé par sa propre dignité, sa carrière et son avancement, un état où chacun nourrit de la rancune envers chacun et où chacun est intégralement aspiré par ses propres – et infiniment sérieuses – émotions de jalousie et de rancœur, et par le sentiment de sa propre importance.


Cela étant dit, je crois que mon propre choix des symboles est aussi conditionné par mon âge et mon caractère. J’aime infiniment plus les chauve-souris que les bureaucrates. Je vis dans le Siècle de la Gestion, dans le monde « Admin ». Le mal le plus sordide ne s’accomplit pas de nos jours dans ces « misérables taudis criminels », tels qu’aimait les décrire Dickens, ni dans les camps de concentration et les camps de travail. Là, nous voyons le résultat final du processus. Le processus naît et se perfectionne (il est voté, protocolé, mis en page, validé, ergonomisé) dans des bureaux bien propres, chauffés, éclairés et décorés, par des gens calmes et en cols blancs, les ongles limés et les joues rasées de près, qui n’ont pas besoin de lever la voix. Donc, chose bien naturelle, mon symbole de l’enfer est quelque chose qui s’apparente à la bureaucratie d’un état policier ou d’une corporation industrielle pourrie jusqu’à la moelle. John Milton nous a dit que « les diables, maudits, vivent dans une forte alliance ». Mais comment ? Certainement pas par amitié. La créature qui sait encore aimer ne serait-ce qu’un tout petit peu, n’est pas encore le diable. Et là, mon symbole m’a encore rendu service. Il m’a permis, avec les parallèles contemporains, de décrire la collectivité de la bureaucratie moderne, tenue parfaitement en tenailles à travers la peur et l’avidité. Extérieurement, le comportement est naturellement courtois. L’impertinence envers un supérieur hiérarchique serait bien certainement un suicide, et montrer de l’impolitesse à son égal (collègue) pourrait éveiller sa vigilance, avant qu’on ne soit capable de l’éjecter, car le principe de toute cette structure est « que les chiens se mordent parmi ». Chacun souhaite à chacun d’être discrédité, dégradé et perdu ; chacun est l’expert dans l’art de la délation confidentielle, des fausses alliances, du couteau dans le dos. Par-dessus tout cela, leurs bonnes manières, leurs expressions respectueuses et la reconnaissance des « inestimables services mutuellement rendus », ne créent qu’une couche bien fine. Elle est percée de temps en temps et à ce moment-là jaillit la lave brûlante de la haine réciproque et omniprésente.


Ce symbole m’a aussi permis de me débarrasser de la fausse idée selon laquelle les diables seraient préoccupés de manière désintéressée à rechercher quelque chose qui se nomme le Mal (la majuscule est importante ici). Dans le cas de mes diables, il n’y a de place pour des chimères d’aucune sorte. Les mauvais anges, tout comme les mauvaises gens, sont avant tout pragmatiques. Ils sont mus par deux motifs. Le premier est la peur de la punition, car tout comme les pays totalitaires ont leurs camps pour infliger des tortures, mon enfer est équipé en enfers plus profonds, ses « maisons de correction ». Le deuxième motif est une sorte de faim. J’imagine que les diables peuvent, dans le sens spirituel, se dévorer l’un l’autre. Tout comme ils peuvent nous dévorer, nous les humains. Dans la vie humaine, nous rencontrons également des passions orientées vers la domination et quasiment la possibilité de dévorer l’autre personne ; sur l’envie de transformer toute la vie intellectuelle et émotionnelle de l’autre en une sorte de prolongement de ses propres émotions et intellect ; pour pouvoir afficher sa propre haine, ses propres rancunes, son propre égoïsme à travers une autre personne comme si c’était à travers soi-même. La place des émotions de l’autre doit être vidée et désaffectée pour faire de la place aux nôtres. Et, si l’autre résiste, nous le traiterons d’égoïste.


Sur la terre ce désir est souvent nommé « l’amour ». J’imagine que le nom qui lui est attribué en enfer c’est plutôt « la faim ». Et que cette faim est plus vorace et son assouvissement peut y être plus complet en enfer que sur Terre. Je suggère que là-bas, un esprit plus fort – il se peut qu’il n’y existe aucune forme de chair, ce qui rendrait cette opération difficile – peut authentiquement et définitivement aspirer un esprit plus faible et assouvir de manière permanente sa « personnalité » avec cette autre « personnalité » violée et dévorée. Et c’est pour cette raison-là – je présume – que les diables désirent les âmes humaines et celles des autres diables. Et c’est pour cette raison-là que Satan convoite tous ses adeptes, tous les fils d’Ève et tous les régiments célestes. Il rêve du jour où il aspirera tout à l’intérieur de lui et que tout ce qui prononcera le « Je / Moi » ne pourra le faire qu’à travers lui. Je devine que c’est une parodie – une imitation d’une araignée repue, la seule qu’il est capable de comprendre – de cette insondable magnanimité par la puissance de laquelle Dieu transforme ses outils en ses serviteurs et ses serviteurs en ses fils, pour qu’ils puissent s’unir définitivement à lui dans un Amour parfaitement libre et choisi, offert en partant de l’individualité parfaitement unique et entière, libérée par Lui avec ce projet-là.


Mais, comme dans les récits de Grimm (Der Räuberbräutigam), tout cela n’est que mythe et symbole. Et c’est pour cette raison-là que la question « quel est mon avis au sujet des diables » n’a qu’une importance mineure pour le lecteur des Lettres de Screwtape – même si je me dois d’y répondre, puisqu’elle a été posée. Pour ceux qui partagent mon avis, les diables seront les symboles d’une réalité concrète ; pour d’autres, ils sont la personnification de notions abstraites, et le livre sera vu comme une allégorie. Mais la manière dont ce livre sera lu ne fait pas une grande importance. Car son objectif n’est pas de spéculer sur la vie des diables, mais d’éclairer – avec une nouvelle lumière – la vie des humains.


J’ai entendu dire que je ne suis pas le premier en la matière et que quelqu’un, au XVII siècle déjà, avait écrit les lettres au diable. Je n’ai jamais vu ce livre. Je suppose que son contenu avait un caractère plutôt politique. Mais j’avoue volontiers devoir emprunté quelque chose au livre de Stephen McKenna The Confessions of a Well-Meaning Woman. Le lien peut ne pas être évident, mais on peut y trouver la même inversion morale – les choses obscures comme parfaitement claires et les claires comme parfaitement noires – et l’humour venant du fait que la chose est présentée par la personne qui en est totalement dépourvue. Je pense aussi que mon idée du cannibalisme spirituel doit probablement quelque chose aux atroces scènes d’«absorptions» dans le livre oublié de David Lindsay Voyage to Arcturus.


Les prénoms de mes diables ont éveillé passablement de curiosité et il y avait beaucoup de tentatives d’interprétations – toutes erronées. En vérité, j’ai juste tenté de les rendre désagréables – et là, je dois probablement quelque chose à Lindsay – en ce qui concerne la sonorité. Au moment où le prénom a été trouvé, je pouvais spéculer comme tout un chacun, sur les associations phonétiques qui provoquaient cet effet désagréable. J’imagine que les mots Scrooge, screw, thumbscrew, tapeworm et red tape ont tous un certain rôle dans le prénom de mon personnage, et que slab, slobber, slubber et gob ont tous composé le prénom de Slubgob.

Certains m’adressent des compliments que je ne mérite pas en suggérant que les Lettres sont le fruit mûr de nombreuses années d’études de la théologie morale et de la théologie d’ascèse. Ils oublient qu’il existe un outil de connaissance aussi infaillible, même si jouissant d’une moindre confiance, du processus de la tentation. « Mon cœur – le seul dont j’ai besoin – me montre l’infamie de ce qui est issu du péché. »


Souvent on m’a demandé ou on m’a conseillé de compléter les Lettres originelles, mais pendant de nombreuses années je n’en avais pas la moindre envie. Même si je n’ai jamais rien écrit avec autant de facilité, en même temps je n’ai jamais rien écrit avec moins d’enthousiasme. La facilité venait sans doute du fait que l’idée des lettres diaboliques, si on y réfléchit un instant, se développe toute seule par elle-même, comme l’idée des lilliputiens et des géants chez Swift ou la philosophie médico-éthique dans le livre Erewhon, ou Garuda Stone chez Anstey. Une idée ce cet acabit peut porter l’auteur même à travers mille pages, si on lui lâche la bride. Mais même si c’était une chose facile que d’orienter son esprit vers une posture diabolique, ce n’était pas amusant, en tout cas pas à long terme. L’effort lié à cette posture provoquait une sorte de paralysie spirituelle. Le monde dans lequel je devais me projeter, en parlant par la bouche de Screwtape, était plein de cendres, sable, désirs et irritation. Chaque trace de beauté, fraîcheur et douceur devait en être exclue. Avant que je ne finisse l’écriture, cette atmosphère a failli m’asphyxier. Si je continuais, ce seraient mes lecteurs qui en seraient asphyxiés.


Par-dessus cela, j’en voulais à mon livre de ne pas en être un différent de ce qu’il est, un livre que personne ne pourrait écrire. Dans l’idéal, les conseils de Screwtape adressés à Slubgob devraient être équilibrés par les conseils de l’archange adressés à l’ange gardien du patient. Sans cela, l’image de l’existence humaine en serait déformée. Mais qui serait en état de remplir cette lacune ? Même si quelqu’un – qui devrait être infiniment meilleur que moi – pouvait s’élever à des hauteurs spirituelles requises, de quel « style approprié » pourrait-il se servir ? Car le style ferait intrinsèquement partie du contenu. Les seuls conseils ne seraient pas suffisants ; chaque phrase devrait porter en elle le parfum du Ciel. Et de nos jours, même si quelqu’un savait se servir de la prose comme John Traherna lui-même, on ne l’en aurait pas autorisé, car le canon du « fonctionnalisme » a dépourvu la littérature de la possibilité d’accomplir la moitié de ses fonctions. En effet, chaque idéal de style nous dicte non seulement comment nous devons décrire les choses, mais quel genre de choses nous sommes autorisés à décrire.


Avec les années et à mesure que les souvenirs de cette ambiance asphyxiante qui accompagnait l’écriture des Lettres s’estompaient, de nouvelles idées ont commencé à me venir en tête, qui demandaient à être traitées dans le même style que les Lettres. J’ai pris la décision de ne plus jamais écrire une lettre de plus. L’idée d’écrire quelque chose comme cours ou conférence vagabondait vaguement dans ma tête, et restait dans les projets à ne pas réaliser. Ensuite l’invitation de « The Saturday Evening Post » est venue – et ceci égalait un appui sur la gâchette.


Magdalene College, 18 mai 1960

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